Une terrasse du sud de la France et une piscine. Des amis le matin, café, table en plastique, ils ont l'impression d'être un cliché. Un cliché de vacances familiales. Au calme, loin de la ville, mais au mouvement des uns et des autres, des cousins, des amis et des relations de travail. Au son du téléphone et des indications.
"Non, après le rond-point de la gendarmerie, c'est la plus grosse maison sur la droite. Attends, je vous vois passer, c'est une grise ta Lancia, c'est ça?".
Au téléphone du maître de maison, c'est certainement une relation de travail. Les prénoms passent et s'emmêlent depuis quelques jours dans cette maison. Mais, ce nom de famille, tout le monde s'en souviendra. Pas un commun, genre "Delval", "Roussel" ou "Moreau". Pas un abusé, genre "Ducon", "Fumier" ou "Tabite".
Le brief succinct de l'homme d'affaires annoncera un patronyme doucement rigolo : Lapoire. Juste "Lapoire". Monsieur Lapoire quoi. Eric, apparemment. "Eric Lapoire, qui vient avec sa femme". La table en plastique pouffe. Bon.
Ca y est, il arrivent tout droit de leur voiture sur la terrasse. Les pauvres suent, ils sont fripés. Ils serrent des mains, comment vont-ils se présenter ? Un simple "Bonjour" pour Monsieur. Et un sobre "Marie" pour Madame. Cela sent la honte, habituelle, gérée et esquivée de s'apeller "Madame Lapoire".
Madame Lapoire ! Marie est un phénomène tout doux. Elle n'est ni belle ni moche quoiqu'un peu vieille, ni de gauche ni de droite, ni gentille ni méchante, ni modeste ni prétentieuse. Elle est là, seulement, et tout va bien.
Pendant que son mari, de droite, accepte un café pour faire affaires. Madame Lapoire s'étale sur une malheureuse chaise en plastique. En 4 minutes, toute la terrasse sait que Madame Lapoire est du Pas-de-Calais, mais qu'elle habite avec Eric dans le 77, et puis qu'elle a fait toute la route toute seule, de 1h30 du matin à 10h, que son mari repart à la fin du week-end, mais qu'elle restait dans le sud une semaine et qu'elle va bien se reposer parce que de toutes façons ça fait 2 nuits qu'elle dort pas, et cela fait 7 ans qu'elle n'a pas pris de vacances.
Madame Lapoire ne s'intéresse pourtant pas qu'à elle. Elle ne connaît personne autour de la table en plastique, mais son statut de femme-de-Monsieur-Lapoire-toujours-à-faire-des-affaires-celui-là devrait la sauver de la situation. Madame Lapoire a un certain âge et doit savoir faire connaissance avec des gens dont elle ne connaît rien. Si Monsieur Lapoire a de la bouteille, elle doit avoir de la conversation.
Mais là c'est différent. La dame est épuisée. Il doit y avoir dans un coin de sa tête des velléités de banalités, et pourtant c'est l'essentiel qui transparaît. La carapace s'est effacée avec la fatigue, au fil de la route. Parce que Madame Lapoire a une sorte de conversation intéressante. Un verbe particulier.
Son truc c'est qu'elle pose des questions incohérentes pour passer du monologue au dialogue - des tirades aux répliques :
"Et donc, vous avez beaucoup de route?"
"Vous avez une jolie vue d'ici!"
"Vous avez mis du temps à faire construire la maison?"
"Où habitent vos enfants?"
"Vous restez déjeuner?"
"Ca va vous?"
Madame Lapoire a l'air banale et c'est son secret. Son rapide passage a éclairé la terrasse. Elle est une minimaliste qui s'ignore. Cette explosion de neutralité aura masqué les timides originalités.
Eric est parti. Tout le monde aime et regrette déjà Madame Lapoire.
Ce texte fait partie d'une série de 3 textes,
parus sur le blog participatif terra philia.
Visuel de julien ' via flickr.